Eugène Verneau et Henri Rivière
Une amitié autour de la création lithographique
Une Conférence d’Olivier Levasseur
Sauf exception, l’édition lithographique d’œuvres artistiques n’est pas un travail solitaire mais bien un travail en commun, une œuvre commune entre l’artiste et l’imprimeur-lithographe. Même si Henri Rivière a travaillé de manière ponctuelle avec d’autres imprimeurs (Chaix et Edouard Ancourt notamment), la quasi-totalité de ses lithographies ont été réalisées sur les presses de l’imprimerie parisienne d’Eugène Verneau et éditées entre 1889 et 1917. Ces presque trente années de labeur en commun, de fidélité de l’artiste à son imprimeur montrent bien l’attachement amical et artistique entre les deux hommes.
C’est ainsi que nous avons donc voulu souligner la place qui revient à Eugène Verneau dans la création et la diffusion des travaux d’Henri Rivière. Au cours de nos recherches, nous avons eu la chance d’entrer en contact avec les descendants d’Eugène Verneau qui ont eu la gentillesse de nous ouvrir largement leurs archives, nous les en remercions ici chaleureusement. Les archives « administratives » de l’imprimerie ne contiennent que fort peu de documents, la plupart ayant été conservées par le successeur de Verneau, Henri Chachoin, lors de la cession de l’imprimerie en 1912. En revanche, c’est un véritable trésor artistique qu’il nous été donné à voir, qui nous permet aujourd’hui de mieux saisir la manière dont Rivière travaille mais aussi l’importance de cette collaboration.
Le travail lithographique forme la partie la plus accessible et la plus diffusée de l’œuvre de Rivière. Plus que les eaux-fortes ou les bois gravés dont le tirage est restreint, plus que ses aquarelles qui sont par définitions des pièces uniques, ses lithographies vont permettre une diffusion voulue et revendiquée de ses œuvres vers un public le plus élargi possible. Eugène Verneau en fut le vecteur sans faille.
Le travail lithographique d’Henri Rivière est né de sa rencontre avec Eugène Verneau, qui s’est faite au Chat Noir par l’entremise de l’homme de théâtre André Antoine (1858-1953).
Eugène Verneau est né à Paris le 17 novembre 1853, fils de Charles Jean Baptiste Verneau et de Victorine Augustine Elena Chemin. Il a un frère, Charles (1852-1936) qui devient également imprimeur-lithographe et installe son imprimerie rue Oberkampf dans le 10ème arrondissement de la capitale. Si sa formation nous reste inconnue, il aurait été formé à l’imprimerie auprès des frères de l’école de Lagny qu’il fréquenta. Il s’installe officiellement comme « typographe et lithographe » au 108, rue de la Folie Méricourt dans le 11ème arrondissement le 16 décembre 1881.
L’activité de l’imprimerie Verneau peut être divisée en deux parties. La première, la plus classique, est l’impression commerciale : il édite les catalogues de grands magasins (comme ceux du Magasin du Louvre ou de La Belle Jardinière), d’entreprises (comme pour les sanitaires Porcher), produit des papiers peints, des planches à colorier, travaille pour la bonneterie troyenne… Un visiteur de 1909 en témoigne d’ailleurs : disons qu’Eugène Verneau exécute les travaux industriels les plus remarquables, et que pour cette spécialité de sa production, les plus récentes pratiques y reçoivent des applications couronnées de succès : les trois couleurs litho, entre autres, y donnent les meilleurs résultats.
Verneau travaille également dans le domaine artistique, il imprime les programmes du théâtre Antoine, les lithographies de nombreux artistes (Ibels, Forain, Truchet, Willette, Steinlein ou Toulouse-Lautrec pour ne citer qu’eux) et publie plusieurs de leurs livres illustrés. Le typographe Francis Thibaudeau en témoigne d’ailleurs : Eugène Verneau, ne comptant que des amis parmi ces fervents d’arts (ceux qui gravitent autour du Chat noir), avait fondé en 1880 une imprimerie et le mettait gracieusement au service des essais des Rivière, Steinlein, Auriol, Alexandre Charpentier, Ibels, Toulouse-Lautrec etc, etc. Une collaboration efficace ne tarde pas à s’établir entre l’imprimeur et l’enthousiaste et laborieuse phalange qu’il approvisionne de pierres et à laquelle il livre ses presses. Bientôt admirateur passionné de l’effort génial qui se manifeste sous ses yeux, confiant en un succès inévitable, il l’encourage et lui apporte un concours d’autant plus méritoire qu’il se fait entièrement désintéresser, c’est-à-dire le vrai concours de l’apôtre.
Dès lors, son atelier appartient aux artistes qui y sont chez eux, en disposent à leur gré, toujours accueillis cordialement par ce grand dévouement qui sait se tailler le noble rôle de se faire leur serviteur en même temps que leur confident, leur conseil… leur véritable ami.
Mais si Eugène Verneau se donna à ses artistes sans compter, ceux-ci, à leur tour, le lui rendirent bien en faisant du 108, rue de la Folie-Méricourt un foyer d’art lithographique incomparable, auquel l’avenir décernera sûrement l’hommage mérité de la réalisation d’art la plus symptomatique de l’apogée artistique de notre époque : condensant la simplicité des moyens pour atteindre à la conception naïve de l’éternelle vérité dans l’apport des plus saines sensations
Eugène Verneau est un personnage imposant qui, ayant perdu un œil dans son enfance, porte des bésicles colorées. Rivière le décrit ainsi : nous fûmes très vite liés tous les deux par une bonne, une cordiale amitié. C’était un homme de grand cœur qui s’intéressait beaucoup aux artistes. D’assez forte corpulence, jovial, amusant, avec ses réparties de gamin du faubourg du Temple, il était aimé de tous ceux qui l’approchaient. Sa petite imprimerie de la rue de la Folie-Méricourt où les ouvriers étaient paternellement traités comme des enfants de la maison, avait prospéré rapidement. (…) C’était vraiment le type de bonne maison où chacun faisait son travail en s’y intéressant, ce qui me semble être devenu malheureusement assez rare aujourd’hui. En effet, politiquement, Eugène Verneau est un progressiste, proche des idées de Jaurès. Il accorde à ses ouvriers une semaine de congés payés et fera d’eux les héritiers d’une partie de son patrimoine.
Bien entendu, Eugène Verneau n’imprime pas lui-même les lithographies de Henri Rivière, ce rôle échoit à ses ouvriers. Faute de documents d’archives précis les concernant, nous ne pouvons qu’évoquer le rôle de trois d’entre eux dont les noms nous sont parvenus.
Le premier est René Toutain, seul à être mentionné par Henri Rivière dans ses mémoires : je fus bien secondé par un excellent ouvrier, René Toutain, qui, d’abord un peu surpris par ce que je lui demandais de réaliser, s’y intéressa bien vite, tout heureux de faire un travail difficile qui apportait de l’imprévu dans son labeur quotidien, mais dont le résultat récompensait l’effort[5]. René-Jules Toutain exerce la fonction de conducteur, c’est-à-dire qu’il est chargé de régler les machines, c’est donc à ce titre qu’il sera proche d’Henri Rivière et que les deux hommes travaillent en symbiose lors des tirages. Il reste dans l’entreprise après le départ d’Eugène Verneau et deviendra contremaître. C’est à ce titre qu’il est récompensé par une médaille d’argent du travail en 1930.
Le second d’entre eux est Arthur Petit. Nous n’avons trouvé aucun renseignement sur lui, si ce n’est qu’il est le prote, c’est-à-dire contremaître, de l’atelier en 1902.
Enfin, Charles Vandezande est un lithographe né à Dunkerque en 1842. Il ouvre en 1878 une imprimerie-lithographie 19 passage du mail à Paris. Il intègre l’imprimerie d’Eugène Verneau et y exercera les fonctions de pressier. Il décède en 1914.
Eugène Verneau a une vision très claire de son métier et refuse de s’agrandir pour s’agrandir et d’acquérir des machines dans ce seul but : M. Eugène Verneau est dans toute la force du terme : un sage ! (…) J’aurais pu, nous dit-il, doubler le nombre de mes machines ; mais pour les entretenir dans un moment de crise, il m’eût fallu accepter des travaux sans bénéfice, souvent même à perte : quel profit en aurais-je retiré ? des tracas de toutes sortes pour un résultat négatif. Au lieu de cela, je me suis assigné un chiffre minimum d’affaires qui m’assure la faculté de sélectionner ma clientèle et mon travail. Mon imprimerie me donne un rendement régulier, et c’est un bénéfice modeste – mais certain- qui me permet de faire de l’art en toute sécurité (6)
Le 26 décembre 1901, Eugène Verneau épouse à la mairie du 11ème arrondissement Renée Mina Dreyfus(7) et le couple s’installe dans l’appartement du 10 avenue de la République à Paris. Le couple aura deux enfants, Pierre (1902-1971) et Simone (1904-2000).
Fig. 3 : Renée, Pierre et Eugène Verneau vers 1903, collection particulière.
Il acquiert vers le début du XXème siècle une propriété à Montévrain (Seine-et-Marne), le moulin de Quicangrogne qu’il fait restaurer. La famille Verneau y passe ses étés et c’est sans doute là qu’il contracte la tuberculose. Cette maladie l’amène à cesser progressivement ses activités. C’est pourquoi, dès 1910, il organise la cession de son entreprise. Une entreprise en nom collectif est formée le 9 mai 1910 aux deux noms d’Eugène Verneau et d’Henri Chachoin(8), avec un capital de 180 000 fr, Verneau en apportant 160 000 et Chachoin 20 000. Elle est enregistrée le 22 septembre 1910. Deux ans plus tard, Eugène Verneau cède à Henri Chachoin tous ses droits dans l’actif commercial de la société commune.
Le 13 juin 1913, Eugène Verneau décède dans sa propriété de Montévrain.
Fig. 4 : Louis Abel-Truchet, Eugène Verneau quittant l’imprimerie, encre sur papier, s.d., dimensions : 223 x 124 mm. Collection particulière.
Eugène Verneau et Henri Rivière, aperçu d’une œuvre commune
Henri Rivière et Eugène Verneau, une amitié fidèle
La rencontre à la fin des années 1880 entre Eugène Verneau et Henri Rivière marque le début d’une amitié qui ne s’interrompra qu’au décès d’Eugène Verneau en 1913. Rivière passe de longues Heures à l’imprimerie, mais il rend également visite à Eugène Verneau dans sa propriété de Montévrain comme en témoigne un dessin conservé à la BNF représentant une barque sur les bords de la Marne(9). Le dessin de la dédicace que fait Rivière à d’Eugène Verneau lors de la parution de l’ouvrage de Toudouze évoque d’ailleurs ces moments. Rivière représente Verneau en train de pêcher sur la Marne.
L’un des témoignages les plus flagrants de l’amitié entre les deux hommes est, comme le raconte Rivière la réalisation pour le bureau d’Eugène Verneau d’une grande décoration de trois mètres de long sur un mètre cinquante de haut : « la Clairière », exécutée à l’aquarelle, qu’on transporta chez lui quand il vendit son imprimerie ; je ne sais ce qu’elle est devenue(10)
Toudouze en 1907, après avoir évoqué les grandes décorations réalisées par Rivière pour Hayashi en 1905, apporte quelques précisions : il est vrai qu’à ma connaissance, il en reste deux autres cependant moins grands : un sous-bois et une vue de port(11). En effet, Rivière a bien réalisé non pas un mais deux panneaux décoratifs pour l’imprimeur, même si le port en question n’en est pas un…
Le premier, qui est d’ailleurs reproduit dans l’ouvrage de Toudouze sous le titre de « la Clairière »(12) mesure trois mètres de long sur un mètre cinquante de hauteur. Il représente un sous-bois sur sa partie droite et trois femmes lavant leur linge dans un ruisseau sur la partie gauche. A l’arrière-plan, un troupeau de vaches paissent dans une clairière. On peut trouver des réminiscences de plusieurs estampes de Henri Rivière que ce soit « l’Hiver » ou « Le bois l’Hiver ». Ce grand tableau est réalisé à la gouache, au pastel et à l’aquarelle sur trois lais de papiers marouflés sur toile en 1902 et signé en bas à droite et de la signature et du monogramme utilisé pour les lithographies(13).
Le second n’a jamais, à notre connaissance, été reproduit. Il s’agit d’un groupe de trois rochers inspirés par les Tas de Pois près de la pointe de Pen-Hir à Camaret. Ce tableau mesure 1 mètre soixante de hauteur sur deux mètres de longueur.
La Mort de Verneau chagrinera beaucoup Rivière, qui s’en souvient avec émotion des années plus tard : Pauvre cher Verneau, il ne pût réaliser le rêve qu’il avait d’aller avec ma femme et moi pour quelques mois en Italie pour s’initier à l’art de ce beau pays. Il est mort trop tôt, à peine retiré des affaires, à cinquante-trois ans, emporté par une congestion pulmonaire et ce fut un gros chagrin pour nous qui l’aimions tant(14)
[1] Thibaudeau F., « La lithographie d’art en France. I : L’Atelier Eugène Verneau et les Estampes d’Henri Rivière », Annuaire graphique, revue annuelle des arts et industries graphiques, Paris/Neuchâtel, Attinger Frères, 1909, p. 113.
[2] Francis Thibaudeau (1860-1925). Il est alors chef d’atelier chez Georges Peignot et va activement collaborer avec Auriol lors de la réalisation de ses différents caractères. IL est aussi l’auteur du premier système de classement des caractères en France.
[3] Thibaudeau, op. cit., p. 107
[4] Henri Rivière, Les détours du chemin, souvenirs, notes et croquis 1864-1951, Saint-Rémy de Provence : Equinoxe, 2004, p. 71-72.
[5] Idem. Ibidem.
[6] F. Thibaudeau, op. cit., p. 112.
[7] Née le 5/11/1874 et décédée en 1954
[8] Henri Louis Constant Chachoin (Paris, 3ème arr. 3/11/1882- Paris 18ème 31/05/1966). Signalons qu’Henri Chachoin mènera une carrière prolifique d’imprimeur lithographe dans les années suivantes, jusqu’à la seconde guerre mondiale, popularisant notamment le travail de Francisque Poulbot (1879-1946) qui réalisera même vers 1925 une affiche signalant le déménagement de l’imprimerie du site historique de la rue de la Folie-Méricourt vers l’impasse Marie Blanche à Montmartre.
[9] Reproduit dans Armond Fields, Henri Rivière, Salt Lake City : Gibbs M. Smith Inc/ Peregrine Smith Books, 1983, p. 31
[10] Henri Rivière, op. cit., p. 72.
[11] Georges Toudouze, op. cit., p. 85.
[12] Georges Toudouze, op. cit., p. 126-127.
[13] Ce tableau a été publié comme hors-texte dans Maurice-Pillard Verneuil, « Henri Rivière », Art et Décoration, 12ème année, n°2, février 1908, p.71.
[14] Henri Rivière, op.cit., p. 71-72. Rivière fait ici erreur, Eugène Verneau est décédé dans sa soixantième année.