Joseph Savina
La passion de la sculpture
Joseph Savina naît en 1901 dans une famille de menuisiers de Douarnenez. Un temps employé chez Le Béon de Brest puis à Fougères, il s’installe en 1924 à Tréguier afin de poursuivre sa formation dans l’atelier Le Picard.
Obtenant d’une commerçante un prêt, il peut enfin, le 1er septembre 1929, ouvrir son propre atelier rue Saint-André, non loin de la place de la cathédrale, l’Atelier d’art celtique.
Joseph Savina réalise alors des sculptures, des travaux de rénovation et d’aménagement dans des propriétés privées de la côte trégorroise, mais aussi dans des monuments prestigieux, comme la cathédrale. Il fait la connaissance de Charles Lindbergh (1902-1974) ou d’Alexis Carrel (1873-1944), du sculpteur Henri Laurens (1885-1954) mais également de militants bretons comme le notaire Francis Even (1877-1959), James Bouillé (1894-1945), René-Yves Creston (1898-1964) ou Yann Sohier (1901-1935).
Après avoir connu à satiété le pastiche, la copie de l’ancien, Joseph Savina développe une horreur salutaire pour ce faux art qui, bien loin de faire honneur aux anciens, les grimace, contrefait leurs trouvailles et les avilit. La rencontre avec les Seiz Breur aurait alors été un moment clé : Joseph Savina prend conscience de sa vocation, qui était de rompre avec cette imitation funeste et de chercher au contraire à renouveler l’art breton[1]
Dès le début des années 1930, l’ébéniste trégorrois s’attache à travailler sur la forme, proposant même parfois des meubles dont les seuls décors sont les ferrures.
A la différence de nombre de ses confrères, Savina est à l’affût de la nouveauté, qu’elle soit technique ou artistique. Il déclare ainsi en 1937 qu’il se sert de tout ce que la technique moderne met à sa disposition pour la réalisation de meubles qu’il établit (…). Aujourd’hui, les artistes qui guident des groupes d’artisans ont l’intelligence de ne pas leur fournir de poncifs. Ils leur esquissent des dimensions et proportions de rapport, en fixent les volumes et les lignes essentielles, et ils laissent à leur initiative la recherche et l’exécution du décor. C’est une formule heureuse[2]
[1] Pierre Guéguen, « Joseph Savina », Bretagne, n°106, septembre-octobre 1932, p. 197.
[2] Albert Maumené, « les merveilles du Centre régional, la Bretagne, exemple d’intégrale unité », La Vie à la Campagne, vol. 108, 15 décembre 1937, p. 15.
Savina/Le Corbusier et le meuble.
C’est par l’intermédiaire de Pierre Guéguen que Savina rencontre pour la première fois à Tréguier Le Corbusier en 1935. Il est alors avant tout un ébéniste, fabricant de meubles, même s’il suit de près l’actualité artistique. Ils échangent tout naturellement quelques idées, quelques ébauches à ce propos. Ces échanges sont approfondis au début de l’année suivante.
Suite à ces ébauches, Savina entreprend au printemps 1936 d’exécuter un bahut suivant les recommandations de Le Corbusier. Ce bahut mesure 1,50 m. de côté et possède deux portes ouvrantes en façade. Conçu en chêne bruni au lait de chaux, Savina y incise des formes inspirées des rochers de Plougrescant qui sont ensuite relevées au minium[1]. Il expose ce meuble au Salon des artistes décorateurs de 1936. Ayant envoyé à son correspondant parisien une photographie de cette réalisation, il se voit reprocher par l’architecte de ne pas avoir suffisamment utilisé les ressources des formes minérales.
Savina propose alors un autre bahut, de quatre portes cette fois. Réalisé en chêne et en cerisier, il mesure deux mètres de long sur un de hauteur. Les panneaux incisés de manière différente : il reprend les veines du bois puis les colore[2]. Le Corbusier étant satisfait du travail de l’ébéniste, ce meuble est le premier à recevoir la double signature JSLC (pour Joseph Savina Le Corbusier) que l’on retrouve sur les sculptures conçues en collaboration. Savina a t-il voulu décliner ce modèle ? C’est vraisemblable, puisque nous présentons un projet de vitrine reprenant ces mêmes motifs, daté d’octobre 1936. Même si au cours de la guerre Le Corbusier propose à Savina de monter une entreprise commune de meubles, le projet avorte en raison du peu d’empressement du second. Les deux hommes collaboreront très épisodiquement dans le domaine du mobilier en 1948 et en 1951 et surtout, en 1954, pour Notre-Dame de Ronchamp. Le Trégorrois réalise alors les bancs, les confessionnaux ainsi que la croix du maître-autel.
L’influence du Corbusier dans le domaine mobilier peut toutefois se lire dans les travaux plus personnels, témoignant du cheminement intellectuel d’un ébéniste qui a su dépasser la simple dimension décorative de l’ensemblier pour s’attacher à mener ses propres recherches sur la forme : Savina a bien suivi les conseils de son mentor, a pris possession de l’espace et a compris que « Tout est sculpture ». Les tables basses qu’il réalise dans les années 1960 en sont de puissants témoins.
[1] Cf. photographie n°1
[2] Cf. photographie n°2
Les Sculptures
Indéniablement, la facette la plus connue de la fructueuse collaboration entre les deux hommes est celle de la sculpture. Si les premiers échanges portent sur le mobilier, Savina éprouve durant la guerre le besoin de s’attaquer à un domaine autrement plus exigeant : celui de la sculpture. Ce besoin est d’autant plus impérieux qu’il traverse alors une période sombre : mobilisé, il est capturé et doit travailler au service d’un ébéniste bavarois. Libéré, il revient à Tréguier en 1943. S’inspirant d’un tableau de Le Corbusier, il ébauche des statuettes qu’il fait parvenir à son ami Henri Laurens. Le Corbusier ayant apprécié son travail et lui ayant fait savoir, Savina lui fait alors parvenir une lettre le 12 décembre 1944 informant l’architecte de sa volonté de sculpter.
C’est ainsi que débute une collaboration qui portera sur une cinquantaine de pièces et ne s’achèvera qu’avec le décès de l’architecte en 1965.. Les Femmes, Totem ou autre Ozon vont naître de cette singulière collaboration à distance. Les deux hommes échangent un grand nombre de lettres, de croquis, de photographies qui constituent la base de la réalisation. A partir de 1947, les œuvres sont signées des deux hommes. Pour le Corbusier, il n’y a pas de sculpteurs seuls, de peintres seuls, d’architectes seuls, l’événement plastique s’accomplit dans une « forme unie » au service de la poésie. Savina peut alors se rendre à Paris parfaire la sculpture, mais il arrive également que Le Corbusier vienne dans l’atelier trégorrois. Ces travaux communs seront d’ailleurs exposés par le Corbusier au Musée National d’Art Moderne à Paris en 1963 ou dans la galerie zurichoise de son amie, admiratrice et éditrice Heidi Weber en 1964…
Savina confiait cette même année à un journaliste venu l’interroger que Le Corbusier avait exercé sur lui une influence extrêmement heureuse. C’est lui m’a ouvert, vraiment, les yeux sur les choses qui m’entourent, qui nous sont familières mais que nous ne savons « voir » (…) Ce que Le Corbusier apportait à l’architecture, je l’ai appliqué à la sculpture, au Meuble.
Bibliographie sommaire
Aumasson Pascal, Joseph Savina, l’art et le métier, Saint-Brieuc : Musée d’Art et d’histoire de Saint-Brieuc, 1989, 52 p.
Aumasson Pascal, « Joseph Savina (1901-1983), des Seiz Breur à Le Corbusier », Ar Men, n°63, novembre 1994, p.62-73.
Collectif, Le Corbusier et la Bretagne, Quimper-Brest : Editions nouvelles du Finistère, 1996, 88 p.
Duchêne, L. C., « Entre deux voyages à Brasilia et à Boston, Le Corbusier vient « mettre en couleurs » à Tréguier les sculptures de Savina, inspirées de ses dessins », Ouest-France, 22 mars 1963.
Duchêne L.C., « Les sculptures de Le Corbusier réalisées par le maître trégorois J. Savina sont exposées à Zurich », Ouest-France, 14 mai 1964
Franclieu (de) Françoise, Le Corbusier Savina. Dessins et sculptures, Paris : Fondation Le Corbusier, Philippe Sers éditeur, 1984, 104 p.
Gueguen Pierre, « Joseph Savina », Bretagne, n°106, septembre-octobre 1932, p.197-198.
Le Couédic Daniel, « Joseph Savina, l’improbable compagnon de route », éditions de la Villette, Fondation Le Corbusier, 2005, 224p.