Ploumanac’h, une terre d'inspiration
Par Anne-Marie Le Bayon
" ... Intérêt des paysages et des impressions premières pour un artiste ...
Depuis de longues années, j'entendais parler de la Bretagne par de nombreux peintres, j'avais vu beaucoup de tableaux sur ce pays ... Mais les paysages que je voyais défiler par la portière du wagon n'avaient rien à voir.
Une âpre tristesse s'en dégageait... Une inquiétude sourde m'envahissait en voyant ces landes désolées couvertes d'ajoncs ... et cependant, cette terre humble et triste ne me semblait pas hostile, une intense poésie s'en dégageait.
Dans ces pauvres chaumières, une humanité rabougrie vivait accrochée au sol. Malgré les ajoncs dorés et les blocs granitiques qui bleuissaient les landes, quelques maigres champs de pommes de terre apparaissaient entre les talus recouverts de chênes courbés par le vent et ... Déjà, ce paysage n'était plus triste, la mer l'imprégnait complètement... Chose nouvelle pour moi ... L'approche angoissante d'une immense surface d’eau troublait mon organisme de montagnard."
Extraits du journal de Jules Émile Zingg, 1914.
En insistant sur le caractère personnel, l’importance de l'émotion, l'appropriation progressive des lieux, ce texte illustre parfaitement la spécificité de l'approche du site de Ploumanac'h. Peintres et écrivains y ont d'abord accompli un parcours poétique, ancrant dans un paysage naturel déjà propice à l’imaginaire leur vision et ses expressions particulières. Cependant, avant de devenir un site pictural les lieux ont d'abord attiré intellectuels et gens de lettres. À l'exception du très probable séjour de James Whistler en 1861, et du passage d’Emmanuel Lansyer en 1873, les artistes peintres ont été moins nombreux à fréquenter le site à la fin du XIXe siècle que les écrivains. En effet, une petite colonie d'intellectuels parisiens en congé estival de l'université s'était constituée autour d'Ernest Renan puis de Charles Le Goffic. Voici une des premières descriptions du village de La Clarté en Ploumanac’h par René Bazin dans un ouvrage paru en 1893 :
"Madame Corentine : Quelques pauvres toits d'herbes sèches, à l'abri de gros rochers ronds, couverts de lichen ; un village misérable au-dessus duquel s'élevait la petite nef de granit, les ogives, la balustrade à jour et le clocher dentelé comme un cierge, avec sa manchette de papier".
On y trouve, comme dans la plupart des textes d'écrivains relatifs à la Bretagne un goût du pittoresque, même veine régionaliste et même inspiration post-romantique peu représentées pourtant en peinture sur le site de Ploumanac'h. Le léger décalage chronologique est en effet suffisant pour faire apparaitre les gens de lettres comme des ainés, encore imprégnés de la densité d'une formation classique alors que les peintres sont déjà marqués du sceau de la modernité.
Mais c'est pourtant dans les sphères de l'intelligentsia parisienne que les premières évocations du site de Ploumanac'h sont apparues, véhiculées par des "natifs". Dès la seconde moitié du XIXe siècle en effet, intellectuels, libres penseurs, étudiants et rapins se réunissaient aux diners "Magny" rue Contrescarpe à Paris. Sainte-Beuve, Flaubert et Maxime Du Camp, les Goncourt et Ernest Renan (avant 1885) sont des fidèles.
Lorsque le maître d'hôtel, Joseph Le Bihan, originaire de Lannion, décide de s'installer à son compte, il portera son choix sur Trestraou. " ... Une crique que l'on appelle Trestraou ... Il n'y avait en ce lieu que le ciel et la mer et le rivage doré ... " Gaston Leroux
Joseph Le Bihan y construira en 1885 "l’Hôtel de la Plage". Depuis le 13 novembre 1881, la voie ferrée reliait Plouaret (axe Paris-Brest) à Lannion. Le reste du chemin se faisait en diligence. À partir de 1906, le petit train départemental transportait les voyageurs de Lannion à la rade. Tout naturellement, dès son ouverture, l'hôtel de Joseph le Bihan draina une partie de la clientèle éclairée du café Magny.
Les premières personnalités du monde culturel présentes sur le site de Perros-Guirec furent Ernest Renan (acteur déterminant de la promotion de l'hôtel et des lieux) mais aussi Armand Dayot, inspecteur des Beaux-Arts,
René Bazin, Barrès, Gide, Valéry, Vicaire, Botrel, Le Gallouédec, Sâr Péladan, Anatole Le Braz, Charles Le Goffic ...
Il n’y a pratiquement pas de peintres à l'époque sauf quelques peintres voyageurs isolés faisant le tour de la péninsule.
C'est autour de Charles le Goffic et d'Armand Dayot que ceux -ci vont faire leur apparition et se fixer, quelques mois, quelques étés, quelques années.
En même temps, le centre d'intérêt se déplace en remontant vers La Clarté, puis Ploumanac'h.
Parce que la villégiature, les bains de mer, et les parties de croquet sur la plage ne correspondent pas aux préoccupations de ces nouveaux pèlerins, en émigrant vers La Clarté et Ploumanac'h, ils vont trouver un univers à la mesure de ce qu'ils cherchent, un monde à la fois magique et sacré (même pour les plus mécréants), un lieu pétri de religion et de paganisme, un paysage apocalyptique, farouche, bucolique et accueillant.
"Du placître de la Clarté, on jouit d'une vue de mer unique au monde ... Sous les grands ciels clairs ou tragiques, on aperçoit toute la rude dentelure des côtes détachées sur le fond changeant et mobile des eaux, ce ne sont que fjords, caps, iles, estuaires. Cerné à droite par l'arête rocheuse sur laquelle est perché le sémaphore grisâtre de Ploumanac'h, le paysage se déroule par-delà l'embouchure des rivières de Lannion et de Morlaix, jusqu'à l'ile de Batz, dont la quadruple fusée blanche signale la tombée de la nuit.
Et si, du fond de l'horizon brumeux, on ramène ses regards au-dessous de soi, c'est un autre spectacle qui les retient : celui de l'extraordinaire troupeau de mastodontes de pierre qui attendent, au long de la grève, dans une immobilité éternelle et convulsée, les visites quotidiennes du flot." J.E Poirier « Parfum de Bretagne »
Du plus terrible "véritable chaos qui nous fait penser à quelque cataclysme antédiluvien, à un bouleversement inouï du globe, éparpillant à tout hasard, mais en gigantesques murailles, des blocs amoncelés" au plus pictural "aride et multicolore ceinture de collines couvertes de champs de genêts et de landes, aux échines dentelées par des alignements de pins au très sombre feuillage" en passant par les "délicieuses petites vallées garnies de bois de hêtre et de châtaigniers aux frondaisons les plus claires" Charles Barré, 1900
Le spectacle est total, dirait-on aujourd'hui. La peinture de plein air, le "pleinairisme" de 1900, avait trouvé une de ses terres d'élection. Dans le petit opuscule cité plus haut J. E. Poirier poursuit :
"L’hiver, ce petit hameau, assailli par les vents du large, semblait ployer sous une impression de détresse infinie. Mais, à la belle saison, il s'égayait un peu à cause du soleil et aussi de la présence des artistes et des poètes, et ces derniers sont assez nombreux pour que, en dépit de leurs différences de tempérament, on ait pu prononcer le mot d'École de La Clarté, une école ou fraterniseraient Buffet, Ary Renan,Maxime Maufra, les deux Osterlind, Lucien Monod, Raymond Lefranc, Gaston Prunier, Wilfried Glehn, Ferdinand Gueldry ; Joseph Savard, Jean Brunet, Théophile Salaün ... "
L'expression "école" ne saurait être retenue car ce texte ne tient compte que de la première vague d'artistes. En effet, le site continuant d'attirer les peintres a généré de nouveaux types de recherches picturales en liaison avec les nouvelles préoccupations de l'art.
En revanche, ce texte a le double intérêt d'énumérer un certain nombre de noms d'artistes ayant peint à Ploumanac'h avant la grande guerre et d'évoquer ce qui nous intéresse aujourd’hui : la notion de "site pictural".
Car les démarches des peintres face au site de Ploumanac'h ont été motivées par le site lui-même et toutes les interprétations possibles de sa singularité. Le dénominateur commun de cette longue période de production artistique, c'est le paysage, à la fois un limon, une source d'inspiration et une terre d'expériences.
Entre les poètes et les artistes, ce fut aussi le lieu d'une connivence fraternelle entre "happy few" partageant un trésor qu'ils éprouvèrent bientôt le besoin de protéger. Car, c'est à Ploumanac'h que naît la première association française de protection de la nature, quelques jours après le vote de la loi de 1901 sur les associations.
À l'instigation de Charles Barré, Albert Clouard, Raymond Lefranc, Prosper Limbourg : Le "Syndicat artistique de protection des sites pittoresques de Ploumanac'h" est créé ; basé à Paris, détail aussi intéressant et révélateur que 1 'adjectif "artistique" caractérisant l'association.
Cette communauté de passionnés va également concrétiser la vocation culturelle des lieux avec l'instauration, dès 1910, des "fêtes des chantres du Trégor", réunions lyriques (et gastronomiques) autour de la "roche des poètes" qui se déroulaient à l'équinoxe de septembre, réunissant peintres, poètes et musiciens. Comme à Pont-Aven, quelques auberges, quelques hôtels jouent un rôle déterminant. A La Clarté, la petite auberge du "Soleil levant", tenue par la mère Aimée Le Gall a vu passer tous ces nouveaux pèlerins. "Un panneau de Sinet, aujourd'hui disparu ou détruit, représentait ceux qui furent les premiers hôtes de cette hospitalière cambuse : Vicaire, Anatole Le Braz, Le Goffic, Changeur, Poilleux-Saint-ange, Paul Péral, etc. »
À Ploumanac'h, c'est à la Pension Bellevue, sur le port, que descendent les artistes. L’hôtel appartenait depuis 1896 à Prosper Limbourg, originaire de Pont-Aven, fasciné par les nombreux artistes qu'il avait vus là-bas. Artiste lui-même (sculpteur) et bon vivant, il aimait s'entourer de peintres et de leurs œuvres ; ainsi, le grand paysage fauve de La Clarté décorait-il, à sa demande, la salle à manger de l'hôtel. Émile Dezaunay, Jean Laurent Chaillé, Allan Osterlind, Alfred Guillou ont séjourné à la pension Bellevue. La première guerre mondiale a profondément modifié le paysage artistique et ses conceptions. À Ploumanac'h, la première vague d'artistes s'est inclinée et là comme ailleurs, d'autres recherches, plus axées sur la forme ont été élaborées avec Georges Sabbagh, Conrad Kickert, et leurs amis. Le paysage lui-même s'est à peu près maintenu intact jusqu'à la fin de la seconde guerre, puis, à l'instar de ses amis les peintres, il s'est à son tour incliné, inexorablement, irréversiblement, victime de son succès, du progrès économique, du tourisme et de la standardisation de l'habitat. Puissent cette exposition et ces paysages, pour certains devenus virtuels, émouvoir le spectateur comme ils ont bouleversé les artistes voici un peu plus d'un siècle. Grace aux œuvres qu'ils nous ont laissées ; notre devoir de mémoire devient possible.